Simon Decreuze

La déconstruction de l’identité Hausa (partie 2)

Ce article est la suite de celui publier hier.

J’entends par déconstruction de l’identité Hausa, toutes les manœuvres visant à dévaloriser, à anéantir ou à réorienter tout l’héritage culturel Hausa en vue d’amener les Hausa à accepter et internaliser leur infériorité par rapport surtout aux Européens. Les Européens, pour affirmer leur supériorité et leur toute-puissance, avaient besoin de ravaler aux rangs de civilisations inférieures, toutes les civilisations ou les cultures des pays conquis.

Par les Jihadistes

Pour le cas des Hausa, la déconstruction a commencé depuis le jihad où beaucoup de marqueurs identitaires hausa ont été soit profondément modifiés, soit même complètement niés. Ainsi, le premier marqueur d’identité étant l’occupation d’un terroir  (territoire=terroir+histoire), Abdallah ben Fodio conteste l’antériorité des Hausa dans la région de Konni où ses ancêtres seraient arrivés vers 1450. Abdallah ben Fodio (Hodgkin 1975 : 241) prétend que les Peul, plus précisément ses ancêtres ont précédé, dans cette région, les Hausa et les Touareg.

En outre, avec l’avènement du Jihad et l’importance de l’élément peul dans la sphère du pouvoir, un nouveau concept prend naissance pour altérer le fait ethnique hausa lui-même : le concept de hausa-Fulani, terme servant à désigner désormais les populations qui ont toujours représenté l’ethnie et la culture hausa. Comme « participer au pouvoir c’est édicter la norme[i] », ce concept de Hausa-Fulani a  été vite répandu et peut être considéré comme une version altérée de la thèse hamitique.

Enfin l’héritage intellectuel hausa, notamment les documents écrits auraient été si l’on en croit Barth, détruits par les Jihadistes. Il écrit (Barth, 1965 : I : 474) « … indeed, it is to be lamented that the books containing a comprehensive history of this nation have been destroyed intentionally by the Fulbe, or Fellani, since the conquest of the country [Jihad] in order to annihilate, as far as possible, the national records”. Si l’on se souvient de l’accusation formulée par l’alim du Borno Mohamed El Kanemi contre les Jihadistes à propos de la destruction des documents, cette information de Barth prend toute sa dimension.

Par les administrateurs coloniaux

a)     La manipulation des sources de l’histoire hausa

La déconstruction de l’identité hausa sera menée avec une politique peut-être planifiée, avec l’invasion européenne du pays hausa. Les deux puissances qui se partageront le pays hausa, la France et l’Angleterre, ont une grande expérience de conquête des pays musulmans, la première en Algérie et au Sénégal, et la seconde en Inde. D’ailleurs la peur de l’islam développée par l’Europe depuis les Croisades, a été renforcée par l’histoire de l’empire Othoman et les expériences coloniales. Georges Hardy disait « avant l’islam l’Afrique n’était que rude ; avec l’islam, elle va pour des siècles devenir enragée » (Gouilly 1952 : 249).

Beaucoup de précautions seront prises par les explorateurs qui traverseront le pays hausa : certains prendront des noms musulmans ; d’autres respecteront les mosquées et les fêtes religieuses ; tous truffaient leurs discours et leurs correspondances des sentences religieuses et du nom de Dieu. D’ailleurs les Britanniques, une fois au pays hausa, se sont réclamés de la descendance du Prophète Mohamed et donc se présentaient comme des Shurafa (sing : Shérif)  (Junaidu 1990 : 238) et insistaient pour être appelés turawa (sing : bature c’est-à-dire Européen) plutôt que Nasara (chrétien)  (Paden 1973 : 53).

La déconstruction coloniale de l’identité hausa va commencer avec la manipulation des sources de l’histoire du pays hausa[ii].

Dans le choix et l’interprétation des sources, les Français ont accepté, sans aucune critique, les deux Tarikh Songhay alors qu’en général les Africanistes européens traitent avec légèreté les sources arabes. Même les Anglais n’ont émis, (à part N. Levtzion qui a fait une critique du Tarikh El Fettash en 1971) aucune critique contre eux. Cette prise de position, qui semble atone, est pourtant une entreprise sournoise de dévalorisation des sources hausa. C’est une forme de conspiration contre le monde  hausa qui fait les frais des préjugés et des appréhensions des uns et des autres. Pour les Français, il fallait « accorder une place privilégiée à l’ensemble Mali-Songhay, plutôt qu’à l’ensemble Hausa, sans doute parce que ces derniers étaient considérés… comme susceptibles d’être satellisés par le Nigeria voisin, et donc par l’influence anglo-saxonne ». (Rey 1994 : 115). Pour les Anglais, il fallait être prudent car ils craignaient « une satellisation du pays hausa par l’ensemble musulman francophone allant du Maghreb au Mali, au Niger et au Tchad…  Les Anglais ont pris bien plus appui sur les ethnies du sud du Nigéria que sur les Hausa » (Rey 1994 : 115-116).

De plus, les Anglais ont fait comme si l’histoire des Hausa commençait avec le Jihad et ils ont complètement laissé de  côté les chroniques de Kano, de Katsina et du Borno (Rey 1994 : 116). Ceci s’explique par le fait que, grosso modo, le découpage colonial suit le découpage du temps du Jihad et de la résistance, les anciennes aristocraties détrônées par les Jihadistes se trouvant en zone française, toute revalorisation de leur histoire à travers les sources postérieures au Jihad accroîtrait le prestige déjà important de ces anciennes dynasties aux yeux des populations hausa de zone anglaise. La publication de Sudanese Memoirs, a été faite de façon imprudente par H.R. Palmer en 1927, avant que cette politique ne soit définie (Rey 1994 : 116). Une autre façon de déconsidérer les sources hausa, fut l’intérêt manifesté par les auteurs anglo-saxons arabisants pour les chroniques de Gondja dont l’étude  pourrait dévaloriser les sources du Nord-Nigéria, surtout par rapport à la date d’ouverture de la route de la cola entre le Gondja et le pays hausa :  « toute la politique de recherche de l’Univers anglo-saxon dans ce domaine [ l’ouverture de la route de la cola] consistait à privilégier les sources gondja par rapport aux sources hausa » (Rey 1994 : 117).

b) la déconstruction religieuse et culturelle et la résistance hausa

Quand les Britanniques avaient conquis Sokoto le 15 mars 1903, ils avaient pensé avoir écrasé les musulmans une fois pour toutes et le Résident de Bauchi a même affirmé que « the Muhammadan population will not rise again » (Junaidu 1990 : 238). Mais puisque toute domination a pour corollaire la résistance, les Musulmans du pays hausa vont, selon les circonstances opposer une résistance culturelle à cette attitude dévalorisante initiée par les Européens. En avril 1928, c’est le Sultan Muhammad Tambari (1924-1931) lui-même qui refusa de serrer la main de Lady Thomson l’épouse de Graeme Thomson, gouverneur du Nigeria de 1925 à 1931. Pour le sultan, il était incorrect pour un amir-al-Muminin de serrer la main d’une infidèle (Tibenderana 1974 : 297).

C’est un double jeu que les Britanniques étaient en train de faire : d’une part ils disaient qu’ils n’interféreraient  pas dans les affaires religieuses (Lugard l’a dit au Lamido de Adamawa en 1901) et d’autre part ils encourageaient les Missionnaires chrétiens à installer leurs centres en zone musulmane (Doi : 1984 : 78) « le monde hawsa, dans sa construction socio-historique, a développé une subjectivité avec la culture islamique qu’il a assimilée durant plusieurs siècles, ce qui a permis de résister efficacement à l’idéologie européenne et à son véhicule : l’école moderne ». Entre les autorités coloniales et les populations autochtones donc, la religion constitue le terrain privilégié de confrontation. Plusieurs stratégies ont été utilisées par les Britanniques au Nord-Nigéria pour propager le christianisme à travers l’école. Ils encourageraient la prolifération des écoles laïques dans les zones islamisées ; en d’autres terme, alors qu’ils consolidaient les efforts des missionnaires, ils minaient les forteresses musulmanes sous le prétexte de laïcité (Junaidu 1990 : 243). L’une des conséquences de l’école européenne, c’est de considérer que quiconque ne sait pas lire et écrire en langue européenne est un analphabète. Ceci constitue une aberration au pays hausa où littérature arabe et ajami s’est développée il y a plusieurs siècles et où l’érudition s’est déclinée en création de poste de Dan Masani dans l’Etat de Katsisna, surtout comparé aux Européens de bas niveau envoyés dans les colonies.

Mais c’est dans la résistance à l’école et à l’acculturation que la société hausa a montré l’efficience des normes qu’elle a sécrétées et qu’elle a inculquées à ses membres. Au Nord- Nigeria par exemple, il était difficile pour l’élite (éduquée à l’anglaise) de s’habiller à l’européenne ; les enseignants, au sein des populations autochtones devaient porter des pantalons amples, des boubous (jelabba), la chéchia et un  turban. La cravate, la chemise, le pantalon serré ou la veste étaient évités même par les plus radicaux parmi l’élite (Junaidu 1990 : 239).

Un autre motif de résistance à l’école occidentale, c’est son écriture qui commence de la gauche vers la droite, contrairement à l’enseignement coranique. Et certains auteurs arabes ont  montré l’avantage de la droite sur la gauche.

Al Nawawi a expliqué que la main droite est utilisée pour toutes les choses honorables et nobles et à l’opposé la main gauche devrait être utilisée (Junaidu 1990 : 244). L’importance de cette interprétation n’est pas dans le geste qui est dans tous les cas accompli avec la main droite mais dans la symbolique et la portée psychologique qui oppose la manière de l’Européen colonisateur à celle du musulman.

L’échec du Jihad par l’épée avec la défaite de Sokoto en 1903,a conduit les Musulmans du pays hausa à fourbir d’autres armes autrement plus performantes : la plume et la poésie. Le développement de la littérature écrite et orale militante, a été un trait caractéristique de la résistance hausa à la domination européenne sous toutes ses formes. L’expression hausa  « dan ja mai kaka nesa » (l’homme rouge qui a abandonné son grand-père loin d’ici) traduit toute l’idée que le Hausa se fait de l’homme blanc, aventurier, intrus, dépaysé et impoli (celui qui a abandonné son grand-père n’a donc pas profité de son éducation). Les poètes hausa ont apporté une contribution très importante dans la formation d’une conscience collective répulsive contre la culture européenne. L’un de ces poètes, Malam Labo Dan Maria de Sokoto dit ceci :

Bissimillahi na nufi zani waka

Bisa makiya Muhammadu Annasara

i.e.     Je commence par le nom de Dieu à composer une chanson

Contre les ennemis du Prophète Muhammed, les Européens

Nasara fari garesu bisa jikinsu,

Cikin su baki kirin basrin Nasara

i.e.     Les chrétiens sont blancs de peau

Mais  à l’intérieur [dans leur cœur] ils sont aussi noirs que le charbon.

Da micewa abinsu shina da kyawo,

Abar fissai ka sashi cikin nasara

i.e.     Quiconque dit qu’ils ont amené quelque chose de positif,

Doit lui-même être classé parmi  les chrétiens (Junaidu 1990 : 245).

Un autre poète s’attaque aux papiers aux entêtes officielles et au bic des Européens.

Amshi takardunka da babu Basmala

Babu salati babu sunnan Allah

Al kalaminsu mai kamar masilla

Da taddawa tutut tann dalala

i.e.     Prend tes papiers qui n’ont pas de Bismilla

Pas de Louanges pour le Prophète, ni nom de Dieu

Leur bic ressemble à une grosse aiguille

Avec l’encre qui coule sans cesse (Junaidu 1990 : 247).

Cette croisade tous  azimuts contre le colonisateur et sa culture a imposé des barrières impénétrables dans la conscience collective du pays hausa. Cette lutte se prolongera sur le terrain politique.

c)     La déconstruction du génie politique hausa

L’engineering politique qui se décline en création d’Etats, d’institutions (solides et pérennes) et d’un vocabulaire politique, a été étudié et analysé comme fait dynamique et endogène, ceci de façon indiscutable[iii]. Les palais royaux et les rites qui accompagnent leur occupation sont des expressions du pouvoir que même les jihadistes n’ont pas pu éviter[iv]. C’est tout cet héritage que le colonisateur tente de nier.

Le premier élément qui débute la déconstruction politique au pays hausa, c’est que le colonisateur  a privé les souverains de leurs moyens de gouverner et de leur souveraineté (De Latour 1987 : 128).

Maurice Abadié, colonel breveté d’infanterie coloniale, dans une étude consacrée à la colonie du Niger, présente ainsi les Hausa : « malgré leur effectif élevé, [les Hausa] n’ont pas joué de rôle politique important et ils ont été souvent soumis par leurs voisins. Peuple de cultivateurs au tempérament peur guerrier, manquant de fierté et de courage, ils n’ont pas cessé d’être razziés et traités en captifs ». Abadié (1927 : 124).

Ce type d’appréciation non seulement dénote une connaissance limitée des réalités dont on parle, mais surtout il est à la base de certains choix  d’alliés locaux auxquels on donne une personnalité d’emprunt, en se basant  sur l’idée de Lyautey qui affirme que « il y a dans toute société une classe née pour la diriger.  La mettre dans nos intérêts… » (De Latour 1987 : 128). Pour faire fonctionner leur système,  les colonisateurs ont fait des alliances surtout avec les sociétés qui avaient intérêt à le faire, c’est -à -dire celles qui n’ont pas produit un système fiable et cohérent de promotion sociale et dont les horizons étaient quelque peu limités. Dans le cas français, la cooptation d’une ethnie est toujours suivie d’une déconstruction des autres et en général cette déconstruction apparaît comme une réponse aux attitudes car « la France ne collabore qu’avec les Africains qui l’acceptent » (Gouteux 1998 : 160).

Avant même l’avènement de la colonisation, la monétarisation de l’économie, la primauté de l’avoir sur l’être, l’alliance du pouvoir économique et politique (mai kudi abokin Sarkin : le richard, ami du roi) le  passage à une conscience nationale, ont transformé complètement la société hausa au point où, face à ce système endogène et efficace, la colonisation ne fournit pas, en terme de promotion sociale (pas plus que l’Etat post-colonial) de perspectives significatives d’où la distance gardée par les Hausa face aux « affaires coloniales » et même face aux régimes nés des indépendances.

Conclusion

L’identité hausa s’est construite sur des éléments de référence  pertinents : un pays occupé par les Hausa depuis la nuit des temps et dont le nom (Kasar Hausa ou tout juste Hausa : pays hausa) se confond avec celui de la langue (hausa) ; une ethnogenèse fondée sur l’absorption progressive d’autres groupes ; une culture où l’animisme  et l’Islam se côtoient et qui se renforce de la référence la plus pertinente pour une société qui professe les valeurs islamiques (référence au monde et à la culture arabes) ; enfin une capacité d’adaptation et de création littéraire et artistique (apparition du néologisme Kanowood[v]) qui accompagnent des fortes institutions politiques.

C’est avec cette « personnalité » que la société hausa a « accueilli » les colonisateurs qui ont très vite perçu la différence entre les sociétés qu’ils avaient en face et auxquelles ils devaient imprimer un même rythme. Pari perdu malgré la déconstruction de cette identité hausa tentée par le colonisateur : écrits insultants dans le littérature, transfert de la capitale du Niger de Zinder (capitale du Damagaram créée par Suleman dan Tintuma Kirajé en 1812) à Niamey (un hameau) ; dévalorisation des sources de l’histoire hausa elles-mêmes, etc…

La résistance à l’acculturation a tout naturellement conduit le colonisateur à maintenir les Hausa à l’écart de son cercle (même les Britanniques au Nord-Nigéria ont privilégié l’élément peul) et l’Etat post-colonial n’étant qu’un pâle reflet de l’Etat colonial, a continué la même politique. Ce sentiment d’exclusion du pouvoir (même lorsqu’ils sont cooptés, c’est pour des fonctions périphériques) renforce le sentiment identitaire même s’il est très difficile pour les Hausa de développer une conscience tribale, étape depuis longtemps dépassée par leur société. Ils semblent donc plus aptes à poser le débat politique sur une base nationale plutôt qu’ethnique.


[i] Voir Dupret B et J.N. Ferrié 1997 « Participer au pouvoir c’est édicter la norme : sur l’affaire Abu Zayd (Egypte 1992-96) » Revue française de Science politique, vol 7, n° 6, pp. 762-775.

[ii] Beaucoup d’informations nous viennent de R Ph.-Rey 1994 voir  références

[iii] voir Abdullahi Smith 1987, Bala Usman 1981, Mahamane Addo 1998.

[iv] Par exemple de grands Etats comme le Songhay n’ont pas érigé de grands palais et Jouder aurait dit « The home of a donkey-driver in the Maghrib was superior to the Askia’s palace », ce qui l’aurait découragé sur la richesse tant chantée du Songhay – Voir N. Levtzion (1975 : 154).

[v] Kano produit des films Dandalin Soyeya (l’Arène de l’Amour) très prises chez les Hausa et les non-Hausa. Comme Hollywood (USA), Ballywood (Bombay pour les fils Hindous), Kanowood veut dire industrie cinématographique de Kano.


L’identité hausa : marqueurs sociaux, déconstruction coloniale et résistance à l’acculturation (partie 1)

Après quelques mois de silence,  je reviens cette fois en collaboration avec un de mes anciens professeurs , MAHAMAN ALIO PH. D.( UNIVERSITE ABDOU MOUMOUNI DE NIAMEY FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES DEPARTEMENT D’HISTOIRE ). Nous allons tout au long des prochains jours publier des articles relatifs à l’histoire du Niger et de ses sociétés.

Ce premier article examine la dynamique de l’identité hausa, sa construction à travers l’histoire, sa confrontation à la politique culturelle du colonisateur qui a tenté de la déconstruire et la résistance qu’elle a développé contre ce projet d’acculturation. Il montre que cette identité a  commencé à se construire par le contrôle exercé sur un territoire par un peuple dont la langue et le pays portent le même nom. L’absorption de différents groupes de migrants, le dynamisme économique développé, la tradition islamique et le modèle d’institutions politiques créé, ont fini par donner aux Hausa un sens aigu de leur histoire qui a défié les politiques économiques et culturelles coloniales.
Les Hausa ont résisté à l’acculturation et à la déconstruction de leur identité avec tous les moyens qu’ils pouvaient utilisés : expression littéraire, prise de distance des cercles coloniaux et ridicule jeté sur ceux d’entre eux qui mimaient le colonisateur par  l’habit ou l’attitude.

Avec les indépendances, l’attitude des Hausa n’a pas changé, en ce qui concerne la préservation de leur identité, si bien qu’ils sont restés, surtout du côté de l’espace francophone, en dehors des cercles du pouvoir.

Introduction

Quand, au XIIIès, Ibn Said a parlé d’un peuple appelé al-Hausin, certains ont cru voir apparaître les Hausa, surtout que l’auteur arabe situa ce peuple à l’ouest du Lac Tchad (Mahamane A. et Mahaman A. 2006). La population hausa, dont des  fortes colonies se trouvent au Ghana, au Soudan, au Gabon, au Cameroun et au Tchad, est concentrée essentiellement dans le pays hausa. En effet, selon  Abdullahi Smith, depuis le début du second millénaire ap. J.C, des peuples parlant la langue hausa habitaient « le pays approximativement délimité par une ligne allant de l‘Aïr vers le sud jusqu’à l’angle nord-est du plateau de Jos, puis vers l’ouest jusqu’à la grande boucle de la rivière Kaduna, puis vers le Nord-Ouest jusqu’à la vallée du Gulbin Kabi et enfin vers le Nord-Est jusqu’à l’Aïr » (Smith1987 : 98).

Les Hausa ont occupé ce pays progressivement avec l’assèchement du Sahara et la poussée touareg. Les différents groupes venus du Sahara ne se reconnaissaient pas un  nom commun et le mot hausa apparait pour la première fois, à la fin du XVIIès, pour désigner les Etats hausa (Ajayi et Crowder 1985, I : 223-224].

Cependant, leur principal déterminant identitaire, la langue hausa, apparaît comme ayant été utilisée longtemps avant la migration à partir de l’Aïr.

Bien qu’il y ait eu beaucoup d’études sur les Hausa (Mahdi, 1974, Hamani 1975), très peu se sont intéressées à la question de l’identité. Même si notre approche de l’identité n’a ici aucune ambition théorique, elle servira de base pour des généralisations, puisqu’au niveau actuel, il s’agit juste de collecte de données.

Quand on examine les sociétés africaines post-coloniales, il apparaît clairement que les sociétés ayant « une forte personnalité » ont le plus résisté à l’acculturation. La société hausa double cette « forte personnalité » des valeurs religieuses islamiques, ce qui renforce sa distance d’avec les valeurs occidentales.

Cet article examine donc la formation de l’identité hausa, la  déconstruction pendant la période coloniale où cette identité a été menacée, ou même pendant la période post-coloniale qui a laissé survivre dans une certaine mesure des paradigmes coloniaux, ou tout au moins, le maintien à distance par la société hausa de tous les éléments d’identification à la période coloniale, l’école, l’armée, l’administration, la justice, comme pour perpétuer l’idée que le système qu’elle a mis en place au cours des siècles, reste encore plus performant que  le système de « l’Etat importé ».

  1. I. LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITE HAUSA : SES PRINCIPAUX MARQUEURS

 

Le petit Robert (1983 :957) définit l’identité comme étant « le fait pour une personne d’être tel individu et de pouvoir être également reconnue pour tel sans nulle confusion grâce aux éléments (état civil, signalement) qui l’individualisent ; ces éléments ». Pour les groupes sociaux ou les ethnies, c’est au fil du temps que ces éléments (que nous appellerons ici marqueurs) se forment et contribuent à individualiser l’ethnie surtout dans ses rapports avec les autres ethnies ou avec des étrangers. Les principaux marqueurs de la société hausa se déclinent en divers éléments.

La langue

A part l’occupation de l’espace connu sou le nom du pays hausa, l’un des éléments caractéristiques de l’identité hausa est la langue. La langue hausa fait partie de la branche occidentale de la famille tchadique, appartenant elle-même au groupe Afro-asiatique. La langue hausa ayant pris naissance au pays hausa, il s’est développé un phénomène d’assimilation d’autres groupes à l’origine non-Hausa, comme l’a dit Guy Nicolas (1969 : 199-231) « nombreux ont été  les peuples qui, attirés par leur culture, ont abandonné leur propre langue et leurs coutumes pour faire partie des Hausa ».

Cette langue hausa a été l’une des plus dynamiques de la famille tchadique comme l’a noté Dierk Lange : « Aujourd’hui, on trouve les différents groupes parlant les langues tchadiques implantés dans les zones de refuge entre le Niger et le plateau du Wadaï. Parmi ces groupes, seuls les Hawsa ont développé un nouveau dynamisme conduisant à la réexpansion de leur langue » (Lange 1990 : 471). Cette  langue vient aujourd’hui en deuxième position, en Afrique, après le Swahili. Elle se renforcera avec des emprunts à plusieurs autres langues surtout l’arabe, l’anglais, le Yoruba, le  Nupe, etc.[i] Cette porosité de la langue hausa lui a permis de s’enrichir d’apports nouveaux qui lui permettent de s’adapter aux nouveaux contextes historiques et aux nouvelles terminologies ; à chaque fois qu’un mot nouveau est créé, les Hausa n’ont aucune difficulté à lui trouver un répondant : ex : satellite (tarmamon dan Adam : étoile de l’homme), grippe aviaire (murra tsuntsayé), ONU (Majalisar dunkin duniya), machine à coudre (kekyen dunki) etc.

C’est une langue qui a pu s’imposer aux autres même en dehors du pays hausa. Ainsi, Binger, qui a visité Salaga (dans le Gonja) entre 1885 et 1890, y trouva une ville cosmopolite où les Gonja (populations autochtones) représentaient 40 %, les Hausawa 20 %, les Dioulas 20 % etc., Binger tire la conclusion suivante sur cette question :

« Ce mélange excessif de la population a fait des habitants de véritables polyglottes. Le gondja et le mande sont parlés respectivement par ces deux peuples : mais quand il s’agit d’adresser la parole à un inconnu, de débattre un marché, de se dire bonjour, c’est toujours dans la belle langue haoussa » (M’Bokolo, 1994, I ; 160-161). La langue comme marqueur d’identité est si importante qu’il y a confusion entre pays et langue. Si les Français ont appelé la région habitée par les Hausa « pays haoussa » ou les Anglais Hausaland, pour les Hausa eux-mêmes ce pays s’appelle « Kasar Hausa » (pays de la langue hausa) ou tout simplement « Hausa ». Cette identité entre la langue et le pays donne aux Hausa une conscience d’appartenance à une nation, qui fait que, malgré les parlers régionaux, les scarifications faciales ou tous autres traits qui individualisent les différents groupes hausa, la conscience d’appartenir à cette nation est forte et explique pourquoi les Hausa traitent tous ceux qui ne parlent pas leur langue (à l’exception des Arabes musulmans) avec des termes très péjoratifs, proche du mot barbare utilisé par les Romains. D’ailleurs dans le pays hausa, le terme « hausa » veut dire aussi « manière », « intelligence », adresse, ex : « ni hausata » = a mon avis ; baka da hausa (tu n’as pas de manière, i.e- tu es maladroit). Elle symbolise aussi la langue en général : ex : banajin hausasshi = je ne comprends pas sa langue.

C’est peut être cet attachement à sa langue qui fait que d’autres peuples appellent le Hausa, ba-haushe mai ban haushi : Hausa embêtant et enquiquinant (sous-entendu parce qu’il veut que tout le monde parle lui sa langue).

Joseph Ki-Zerbo qualifie le hausa de langue-pont (2003 : 82) qui facilite le passage, le contact avec d’autres régions et d’autres cultures. Le hausa s’est aussi particularisé sur le plan commercial.

L’activité commerciale

Le développement des activités commerciales très tôt par les Hausa, a conduit beaucoup d’auteurs  à les associer au commerce. Louis Parfait Monteil (1895 : 209) écrit : « la race haoussa est essentiellement industrieuse et commerçante ». Mais le fait économique Hausa remonte à plusieurs siècles, et s’est renforcé avec la mise en place du réseau transsaharien qui était assez développé au temps de Sarkin Kano Yakubu (1452-1463) si l’on en croit la chronique de Kano. D’ailleurs Ibn Battuta, qui visita Takedda en 1354, rapporta que le cuivre de cette ville était exporté au Gobir (J.M. Cuoq 1975 : 319). Au début du XVIIe siècle, la ville de Katsina était si importante qu’elle apparaît dès 1608, sur la carte établie par le Judocus Hondius d’Amsterdam. Les mouvements liés aux activités économiques des Hausa les ont conduits loin de leur pays d’origine, ce qui n’a rien changé à leur attachement à la langue et aux traditions hausa. Ceci a finalement conduit à une dé-spatialisation de l’identité, même si cette dé-spatialisation n’a en rien changé la conscience des migrants d’appartenir à une communauté nationale restée au pays. D’ailleurs beaucoup de commerçants non-hausa « empruntaient » l’identité hausa une fois hors du Califat de Sokoto.

Les Kambarin barebari, originaires du Borno et engagés depuis longtemps dans le commerce de la cola avaient une identité « situationnelle », « Hors du pays hausa, c’est l’identité commune qui primait et tous se proclamaient hausa.  A l’intérieur du khalifat de Sokoto, au contraire, chacun mettait en valeur son identité spécifique » (M’Bokolo 1994, II, 160-161). Même les principaux leaders du Jihad du XIXe siècle, ont fait référence au pays hausa malgré leur appartenance à l’ethnie peul. Ainsi Abdullahi b. Fodio, le frère d’Uthman dan Fodio, se présentait comme « Torobé par le lignage, hausa par la province et le pays » (Mahaman 1997). Bien avant le jihad, l’islam constituait pour les Hausa, un marqueur d’identité.

L’Islam

Bien que l’islamisation ait concerné l’ensemble de l’Afrique sub-saharienne, elle prit chez les Hausa, un caractère qui permet de la classer comme élément permettant de définir leur identité. Pour s’adresser à un inconnu, il n’y a aucun autre terme en hausa que mallam (de l’arabe mualim = marabout) et même pour l’apostropher on dit « salam alaïkum ».

Dans nombre de pays côtiers, le terme générique pour Hausa c’est mallam, et le Hausa lui-même, pour faire son autocritique parle de « Malam Ba’ haushe » pour faire référence au caractère typiquement hausa. Mais le fait fondamental est celui décrit par J. Hunwick sur la frontière Nigéro-Nigériane (la zone hausa par excellence) : J.O. Hunwick dit que : « pendant des générations (pour certains cas jusqu’à 30 générations) ces peuples sont nés, ont grandi et sont morts dans la foi islamique. Les notions islamiques de l’identité-propre, inter-relations des groupes, de la relation du divin avec l’humain, du politique avec le religieux, étaient devenues une partie et une parcelle de leur bagage et intégrées à leur manière de voir le monde » (J. Hunwick 1993 : 330). Cette culture islamique ancrée dans la conscience et le vécu du Hausa lui donne un sentiment de fierté par rapport aux groupes voisins non-islamisés et mal-islamisés d’où la pléthore de termes péjoratifs qu’il emploie à l’encontre des autres : arna (païens), maguzawa (de l’arabe majus = païen) gwari (mélange de barbare et d’animiste), dakarkari (attardés, non évolués) etc… Même  le groupe Peul qui a dirigé le Jihad au XIXe siècle au Kasar hausa n’a pas bénéficié de préjugé favorable. S’il est composé des lettrés musulmans, il n’en demeure pas moins un groupe de Fulani (peul), vivant de précarité ou aux crochets des cours royales et surtout dont les ancêtres n’ont jamais construit des villes fortifiées = le birni.

Le birni, capitale fortifiée

C’est au tournant des XIe et XIIe siècles que la construction du birni a débuté à Kano (Ajayi et Growder, 1985, vol 2 : 580). Ces capitales  fortifiées symbolisent la consolidation d’un pouvoir politique centralisé, capable d’assurer ou en quête des moyens d’assurer à sa population une sécurité suffisante pour ne pas perturber même en cas de conflit, les activités essentielles de production.

Les capitales des Etats Hausa ont été fortifiées par des murailles qui empêchaient tout accès aux intrus et qui assuraient donc la  sécurité des hommes, des bêtes et parfois même des points d’eau et des champs.

Elles symbolisent aussi le cosmopolitisme, comme ce qu’a décrit Henrich Barth à Kano en 1851 (Barth, 1965, I : 498).

« Everywhere human life in its varied forms, the most cheerful and the most gloomy, seemed closely together ; every variety of national form and complexion- the olive- colored Arab, the dark kanuri with his wide nostrils, the small-featured, light and slender Ba-Fellanchi, the broad-faced Ba-wangara (mandingo), the stout, large-boned, and masucline-looking Nupe female, the well-proportioned and comely Ba-haushe woman ».

D’ailleurs dès son arrivée à Katsina, Barth fut impressionné par le mur d’enceinte, comme il l’a noté lui-même (Barth, 1965, I : 458) « The immense mass of the wall, measuring in its lower part not less than 30 feet, and its wide circunference, made a deep impression upon me”. Il donne aussi une estimation de la population de Birni Katsina autour de 7000 à 8000 âmes (Barth, 1965, I : 476) alors que Kano en comptait 30.000 (idem P. 509).

Le birni a été très répandu dans le kasar hausa (pays hausa) depuis l’Adar (Birnin Darey) jusqu’au Birnin Zazzau. Il a  été le symbole de la centralisation du pouvoir et le siège de la sarauta (chefferie hausa).

Les palais royaux ont, en même temps que le birni, symbolisé le pouvoir hausa et entrer dans Gidan Korau (maison de Korau) à Katsina ou Gidan Rumfa à Kano signifiait accéder au pouvoir royal de ces Etats. Ces palais seront tellement identifiés aux dynasties hausa que, lorsque les jihadistes chassèrent ces dernières du pouvoir, non seulement les émirs nommés par Uthman dan Fodio étaient obligés de faire les rites pré-islamiques pour y entrer, mais aussi ils ont fait l’objet d’une désobéissance civile » (refus d’obéir à la nouvelle administration). Il leur a fallu revoir leur système en intégrant les anciens membres des classes dirigeantes hausa, comme par exemple le Galadima Doshero ben Mujaka, qui était Galadima du Sarkin Gobir Yunfa (1803-1808) tué par les jihadistes. Le sultan M. Bello (1817-37) était obligé de rapprocher Doshero ben Mujaka pour le nommer comme son propre Galadima à Sokoto (Augi 1984). C’est toute cette construction historique que les jihadistes et surtout les administrateurs coloniaux tenteront de défaire.